Daniel Derderian Interview avec Giorgia Basili

 

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Pride By Your Side: Interview avec Daniel Derderian

    Vos figures semblent se fondre, peut-être à cause de l’impact avec la réalité, mais elles restent solides dans leurs contours principaux, d’une part disant des profils interchangeables et d’autre part retenant en quelque sorte l’essence de leur être… voulez-vous pour nous parler du sentiment que vos figures semblent imprimer à l’observateur? Que voulez-vous communiquer et qu’est-ce qui échappe à votre intentionnalité? 

    (Entre force et vulnérabilité)  

    Emotionnellement j’ai probablement peu de filtres, socialement je me suis construit une carapace bien solide, périlleuse à porter. Je travaille intuitivement sur ces couches, ces filtres trop présents ou absents. 

    Si je suis plus graphique dans mon travail et qu’il y a des démarcations très claires ou même exagérées, je travaille plus sur une apparence, sur des repères qui sont reconnaissables pour les autres. J’explore les limites qu’on s’impose pour pouvoir vivre avec, et laisser de la liberté à l’autre. C’est souvent un univers plus doux, plus positif, plus accessible. 

    Si je me lâche et que les contours deviennent plus flous, plus fauves, j’explore plus le pulsionnel, le violent, la rage et la colère qui vivent en moi. Tout ça, nourris par une angoisse existentielle, couverte de peu de filtres. Et peut-être que quelque part, avec mes origines, troisième génération après le génocide, je culpabilise de mon existence. 

    Au sens propre, des lignes sont affirmatives, insistantes alors que d’autres parties se perdent dans du flou, du néant. Nous avons des zones floues, fragiles et introspectives et des zones plus précises, fortes et plus extraverties. Le dialogue fait la beauté et le mystère d’un être, son paradoxe. Mes figures sont des apparences, des emballages avec des fissures. Les lignes, les démarcations peuvent guider, rassurer et permettre l’accès à l’œuvre. Les flous et les manquent peuvent suggérer une ouverture et créer une disponibilité pour y associer et revivre un sentiment perdu, caché, oublié et émouvoir un instant. On voit souvent, je constate, beaucoup de choses très différentes dans une même œuvre. 

    Les profils dansants de vos figures, où la couleur marque le contour et laisse la chair transparente au champ vide du fond, ont probablement quelque chose à voir avec votre rapport à la danse. Pourtant, vous choisissez souvent de ne représenter que les visages, de profil ou de trois quarts, et non l’ensemble du corps des sujets que vous représentez, pourquoi ? 

    Pourquoi dépeignez-vous souvent la chair comme intangible ? 

    (Entre l’être et le paraitre) 

    Enfant paumé et précoce, je me suis mis devant un miroir et avec la danse classique j’ai structuré mon corps dans un moule très strict, très exigeant. L’école de danse classique française a été instaurée par Louis XIV. Je me suis construit une apparence qui était fortement ancrée dans un patrimoine. 

    Ma vie d’adulte ‘de beau mec’ et mon travail étaitent beaucoup accès sur l’apparence, très peu sur qui j’étais en tant qu’être humain avec des sentiments, des questions et beaucoup d’incertitudes. J’étais insouciant de me construire une vie intérieur et réaliser ma quête d’amour. 

    Si maintenant je dessine ou peint des corps ils sont encore très forts dans ce moule de danseur classique. Statiques avec des poses très strictes, souvent ils n’ont pas pied. 

    Si je dessine, peins le plus souvent des têtes, je crois que c’est l’adulte en moi qui rationalise ce qu’un corps pourrait ressentir. L’éveil d’une conscience? Une brindille de spiritualité qui vient avec l’âge ? Un désir d’être dans l’instant présent? 

    Les zones les plus intensément travaillées sont souvent les sens: yeux, oreilles, bouche, nez. Les yeux, comme fenêtres de l’âme, souvent débordent. Ils sont creux, parfois percés, quand je régresse. La peau est en soi la limite de l’apparence et la couverture de l’être intérieur. Elle est aussi la réelle limite pour l’autre. Souvent je fais de la décoration sur ces surfaces pour couvrir sa vulnérabilité, sa nudité, sa transparence

    Quelles lectures, œuvres visuelles, sonores ou cinématographiques ont influencé ou influencent votre travail ? 

    Dès ma plus jeune adolescence à la recherche de réponses sur les grandes questions existentielles j’ai lu l’œuvre de Sartre. Le dilemme dans ‘Lettres à un jeune poète’ de Reiner Maria Rilke a forgé mes passions et motivé à construire une carrière dans l’art à travers la danse classique, le spectacle, le théâtre, l’enseignement de la danse et finalement l’art plastique, dans la continuité d’un besoin très passionnée de m’exprimer, de laisser des traces. 

    Mon œuvre parle davantage de l’individu et de son identité que de grandes causes sociales. Est-ce une recherche pour me trouver une place dans quelque chose de plus grand ? J’explore les couches entre l’intimité la plus profondément pulsionnelle et l’image publique complètement construite ; entre le désir d’être comme les autres ou d’être complètement différent. 

    Je suis passé par beaucoup de thérapies. La psychologie m’a incité à lire certaines œuvres de Freud. Pendant ma formation de comédien, j’ai retrouvé dans l’œuvre de Tennessee Williams ce monde de pulsions et de frustrations, de traumatismes qui conditionnent le sort des gens.  

    Plus récemment, en plasticien solitaire, j’ai fini par apprécier l’univers désolât et très réaliste de Houellebecq. 

    Je m’inspire beaucoup d’images de modèles qui ont été captées par des photographes. Je cherche des particularités qui attirent mon œil. J’aime spécialement les personnages androgynes qui posent dans la sensualité, la séduction, le désir. 

    Peu avant le confinement j’ai découvert un livre de photos de mode de Rick Owen qui m’a inspiré une série d’une cinquantaine de toiles. 

    Lors d’un retour de vacances à Palerme j’ai réalisé des dessins de garçons à la plage, aux regards puissants et défiants comme on peut en voir dans des films de Fellini et de Pasolini. Dans les Damnés de Visconti il y a toute une série de personnages qui m’ont inspiré. Sylvana Mangano est mon archétype de beauté féminine idéal. J’adore Isabelle Huppert pour son petit grain de folie. 

    En tant que danseur classique j’ai travaillé avec beaucoup de styles de musiques, parfois dans les moindres détails, analysé jusqu’à la mesure. Dans la musique classique mes favoris sont probablement Beethoven pour la force et le tourment, Chopin pour sa mélancolie rêveuse.  

    Dans les années quatre-vingt j’étais d’un côté, particulièrement fan de Laurie Anderson pour le minimalisme, le son expérimental, clinique et froid et à l’opposé par Nina Hagen pour son exubérance et sa provocation Punk.  

    Evidemment il y aussi les grandes chanteuses comme Piaf, comme Barbara avec leur poésie et le narratif particulier et Amy Winehouse avec son cri cru de l’âme. 

    Dans la peinture je suis probablement influencé par Egon Schiele pour la forme et la tension des corps, par Françis Bacon pour la torsion et déformation de la réalité, par Soutine pour les couleurs charnelles et par Modigliani pour le regard absent et vide de ses personnages. J’adore le clair-obscur de Rembrand et le mysticisme des Primitifs Flamands

    Comment vivez-vous cette période difficile de la pandémie ? Votre travail va-t-il de l’avant ou vous sentez-vous retenu et découragé (en raison du manque de contacts ou de ressources)? 

    J’ai vécu le début de cette période comme très aliénant et au fur et à mesure qu’une angoisse collective s’installait et que la vie sociétale s’arrêtait, les repères habituels changeaient. Comme je travaillais peu dans l’enseignement de la danse, le temps s’est arrêté en quelque sorte, ou du moins étiré. L’intimité protectrice s’imposait. J’étais dans mon propre confinement artistique. Dans ma bulle de solitude j’ai composé beaucoup de portraits et dans ma fantaisie ils sont devenus des personnages qui m’ont accompagné pendant cette période de production très féconde. Pour le premier confinement à Paris j’ai développé de nombreuses toiles, des portrais de famille, inspiré par l’œuvre du couturier Rick Owen que j’ai nommé « la famille de Rick ». 

    Pour le deuxième confinement en Belgique, à Gand j’ai utilisé mon partenaire Flamand comme modèle et j’ai nommé cette série «Claire».  

    J’ai également profité du confinement pour développer ma communication à travers les réseaux sociaux. En octobre 2020 j’ai participé aux Portes Ouvertes des ateliers d’artistes de Montreuil. 


     

    Y a-t-il des artistes LGBT+ que vous trouvez inspirants compte tenu de votre style et de votre poésie ? 

    Dés le plus jeune âge, être gay me semblait une évidence. Dans les années 80, pour pouvoir vivre librement mon identité dans un cadre rassurant, je voulais être danseur classique. J’y ai trouvé ma passion et mon métier. J’ai travaillé avec Roland Petit au Ballet National de Marseille et ensuite au Het Nationaal Ballet d’Amsterdam avec le chorégraphe Hans Van Manen 

    Chez Roland Petit nous portions des costumes d’Yves Saint Laurent, nous dansions dans des décors de David Hockney, Keith Haring. 

    Chez Hans Van Manen le désir et la liberté sexuelle étaient omniprésents à travers son travail artistique. Hans était également un merveilleux photographe. J’ai été son modèle pour une photographie qui fit la couverture d’un magazine gay Allemand.  

    Ces compagnies baignaient à cette époque dans une ambiance de légèreté, d’insouciance assez frivole et érotique. Le danseur avait un rapport au corps très sensuel. Danser pour ses chorégraphes, fut libérateur. J’avais l’impression d’être un sujet de désir, de vivre une autre forme de sexualité sublimée par l’art. C’était très exaltant. Ces expériences ont forgé mon esthétique et mes gouts et influencé mon travail de plasticien. Je joue avec des postures, des poses, des regards dans mes dessins et peintures, comme lorsque j’étais jeune et sur scène.  

    Si vous deviez conseiller un jeune garçon ou une jeune fille qui aborde le monde LGBT+ comment l’aideriez-vous à faire face à ses choix ? 

    Chaque histoire est différente et c’est très bien comme ça. On cherche tous l’amour. Et il n’y a pas de formule ou vitesse avec laquelle on forge son identité.  

    Dans le cas où on ne trouve pas toute de suite la sécurité dont on a besoin dans sa vraie famille pour se développer, et être aussi épanoui et heureux qu’on le mérite, on peut se fabriquer une deuxième famille. Se choisir des amis avec lesquels on se sent en confiance et avec qui on partage respect, encouragement et solidarité.  

    Ma participation à des Sit-in avec Act Up, à des parades de Gay Pride dans les rues de Paris, ont aidé à m’affirmer, à me défendre et à consolider ma fierté. Ce fut rassurant de m’inscrire dans quelque chose de plus vaste que ma propre personne et ça m’a procuré un sentiment d’utilité pour la construction d’une continuité pour les générations futures. Car rien n’est définitivement acquis si on constate récemment ce qui se passe en Hongrie avec Orban. Peut-être le meilleur est-il encore à accomplir ? L’évidence de l’acceptation ? L’évidence et la fierté d’une culture parmi la diversité de beaucoup d’autres ? 

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